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Being John Malkovich (1999)
Spike Jonze

Je pense, donc...

Par Mathieu Li-Goyette
Being John Malkovich ne fait que commencer, son rideau s'est à peine levé, qu'il dit déjà deux choses: la première, que Spike Jonze sera un réalisateur à trucs, un homme prêt de ses outils, un artiste parcimonieux qui s'exprime par la plasticité des objets (le bois des marionettes de Being John Malkovich, le carton de I'm Here, la fourrure de Where the Wild Things Are); la deuxième, que Charlie Kaufman sera le scénariste le plus méta de tout le grand hollywood, préférant aux récits conventionnaux une bonne dose d'introspection accompagnée d'une structure complexe où l'environnement s'adapte aux personnages plutôt que l'inverse. À eux deux, ils redonnent au cinéma un peu de son plaisir des artifices et des décors travaillés, comme si cette vieille tradition, infusée par l'attitude de Jonze, redevenait enfin fascinante.

Bien que la progression dramatique de Being John Malkovich ne soit pas la plus fluide qu'ait jamais pensée Kaufman, ce premier long métrage travaillé durant dix longues années a au moins le mérite d'être clair et d'introduire le spectateur petit à petit à cet univers destabilisant. On y retrouve un marionnetiste paumé (John Cusack), marié à une commis d'animalerie (Cameron Diaz) et toute une galerie de personnages bizarres, défiant la normalité et instaurant dès la première séquence une impression d'étrangeté qui se confirme et se renforce à l'arrivée du protagoniste au septième étage et demi d'une tour à bureaux. Au fond d'un des locaux de ce nouveau patron qui a daigné l'employer pour ses mains rapides, il découvre un tunnel de terre mystérieux, un canal psychique communiquant directement avec l'esprit de John Malkovich, formidable acteur de son propre rôle...

Being John Malkovich, outre tout le discours sur l'incarnation, le dédoublement de soi et le voyeurisme dont il a déjà été fait état maintes fois, est aussi un incroyable film kafkaïen où l'absurde enserre la réalité sans qu'elle ne puisse crier à l'étouffement; personne ne « casse » le système de Kaufman, personne n'est là pour le comprendre, pour y trouver un sens plausible où le tunnel dévoilerait ses secrets. Le scénariste préfère avoir recours à un récit univoque où l'absurde s'exerce avec une certaine rigueur, notamment dans les décors et la manière dont le corps des comédiens y circulent. Oppressés par le demi-étage de l'immeuble, les employés y transitent le dos arqué, nonchalamment, en s'adonnant à leurs tâches quotidiennes; le poids du travail pèse littéralement sur leurs épaules et le trou, repéré par le marionettiste et la femme fatale (Catherine Keener) qui rejoindra sa combine, a les allures d'un vortex ouvrant sur une autre dimension, celle de l'esprit où la psychanalyse s'en donne à coeur joie.

On se rappelera ainsi de la fameuse scène où Malkovich entre dans son propre canal, espèce de brillant geste auto-oedipien où tous les figurants ont son visage à l'identique et ne peuvent que dire « Malkovich! Malkovich! ». Au sens strict, est-ce que l'acteur sombrant dans sa propre conscience rencontre ses multiples « moi »? À l'image d'un miroir aligné sur un autre, la thèse de Kaufman est celle d'une multiplicité d'êtres, de dimensions s'ouvrant l'une sur l'autre où le « moi » est légion et où l'interprétation, l'acte créatif lui-même, est profondément lié à la gérance de cette personnalité aux facettes infinies. Comme si tout le film menait à cette scène, Kaufman est peut-être coupable d'une certaine écriture systémique et rigide qui n'a pas encore l'amplitude d'Adaptation. et d'Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Toutes les scènes sont agencées pour mettre en pratique et éprouver la logique interne du récit au point où l'on se demande – légitimement – si Being John Malkovich n'est pas qu'un exercice de style ouvrant la porte aux films subséquents.

De la même manière, le marionettiste est l'homme le plus vide du lot, celui qui ne se dédouble pas, qui est un loser comme Jonze les aime et qui est lancé dans le même et unique rêve (celui d'être un marionettiste hors pair) et possédera le corps de Malkovich pour le détourner de sa carrière d'acteur. Pendant ce temps, son épouse utilise le dédoublement pour devenir le mâle Malkovich pour s'affranchir de son corps et coucher – par procuration, comme dans un film porno qui serait en 4D – avec cette femme fatale qui charme l'ensemble des personnages. Un quadrilatère amoureux où chaque cloison est déterminée par une  relation particulière au tunnel s'installe avec comme ciment un rapport brilant aux objets et aux choses. C'est-à-dire que chaque « chose », dans Being John Malkovich, est connotée, chaque mur, chaque  décor, chaque dédale de portes impossibles, chaque costume est pensé pour incliner parfois drastiquement, la plupart du temps légèrement, le sens de lecture du spectateur. Ainsi, l'espace est d'une précarité absolue et teint la manière qu'on les personnages de voir le monde, de s'y inscrire et, surtout, d'y disparaître lors de l'avant-dernière séquence (où un troupeau d'individus repoussant la mort pénètre le canal Malkovich; c'est eux, à bien des égards, qui remplaceront le régiment de visages indissociables que l'on voyait précédemment).

C'est ici que Spike Jonze entre en jeu avec une attention remarquable à l'espace filmé. Sa mise en scène simple détonne avec la rigueur esthético-psychologique du sujet et « popifie » des enjeux drôlement compliqués pour leur donner corps. Son rôle est celui d'un vulgarisateur qui empoignerait les univers complexes (et parfois surcomplexifiés) de Kaufman, modérant les complexifications à coup de simplifications. L'échange entre les deux artistes reste en ce sens fascinant, emblématique de deux styles qui n'ont aucun rapport l'un avec l'autre sinon qu'ils se plaisent à détourner les objets quotidiens, Jonze pour y trouver des gags visuels, Kaufman pour en faire des prolongements de l'esprit, ensemble pour façonner, hors de tout doute, une oeuvre originale où la schizophrénie si fondamentalement cinématographique (née d'une dissociation irréconciliable entre le texte et l'image) prend forme pour mieux nous engloutir de ses faux-semblants et de ses fulgurants mirages. Donner un avant-goût de la perte de la subjectivité, de son morcellement et de son éclatement final, voilà ce qu'accomplit Being John Malkovich et, dans une certaine mesure, tout le cinéma de Spike Jonze qui pose cette seule et unique question: Qui suis-je? Quelle est la nature du « je »? De cet éternel cogito ergo sum? Le clivage entre les deux mondes (de Where the Wild Things Are notamment) renforce cette division entre le moi et le surmoi et se pose en abri contre l'aliénation du monde contemporain. Où sont les « choses sauvages »?

Ici.

Ne reste plus qu'à l'oublier.
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Critique publiée le 11 février 2014.