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Armstrong Lie, The (2013)
Alex Gibney

Vrais mensonges

Par Jean-François Vandeuren
L’histoire était définitivement trop belle pour être vraie. Et pourtant, nous voulions y croire au récit de cet athlète miraculé du cancer, revenant sur le champ de bataille après avoir côtoyé la mort de près pour remporter les honneurs du mythique Tour de France, et ce, sept fois plutôt qu’une. Le tout sans jamais recourir à une quelconque substance illicite pour améliorer ses performances à une époque où le cyclisme aura baigné – et baigne encore d’ailleurs – dans une marre infinie de scandales de cette nature. Après avoir défendu son intégrité corps et âme pendant plus d’une décennie, Lance Armstrong passait finalement aux aveux en janvier 2013 à l’occasion d’un face-à-face largement médiatisé avec Oprah Winfrey. Aculé au pied du mur, le cycliste n’avait plus d’autre choix que de reconnaître ce qui était déjà évident aux yeux de plusieurs. En l’espace d’un instant, la carrière, la réputation ainsi que les nombreuses réalisations de l’Américain seront partie en fumée. Mais un tricheur entouré de tricheurs en est-il vraiment un?

L’excuse que l’on nous sert le plus souvent lorsqu’il est question de dopage, c’est qu’un athlète se sera tourné vers ces méthodes illicites non pas dans le but de se donner un avantage par rapport à la compétition, mais pour être simplement en mesure de suivre la parade. Avec toutes les condamnations ayant éclaboussé le cyclisme au cours des dernières années, la discipline ne semble plus avoir la moindre crédibilité, nous amenant de plus en plus à questionner la légitimité d’une victoire avant de la célébrer. Le problème avec Lance Armstrong, c’est toute l’oeuvre de bienfaisance qui gravitait autour de ce dernier, lui qui aura mis son histoire incroyable – c'est le cas de le dire – au service de la lutte contre le cancer. Il est possible que, sans recours à des substances anabolisantes, l’Américain n’aurait pu s’imposer parmi une élite mondiale déjà loin d’être blanche comme neige, et donc devenir l’icône populaire qui aura fait couler tant d’encre, et permis d’amasser des sommes astronomiques pour la recherche médicale. C’est dans ce paradoxe improbable que le cas Armstrong prend toute son ampleur. Et c’est précisément ici que The Armstrong Lie tente de faire la part des choses entre l’illégitimité de l’exploit accompli et tout le bien qui en a pourtant découlé.

À l’origine, le documentaire d’Alex Gibney (Taxi to the Dark Side, The Last Gladiators) devait traiter du grand retour à la compétition d’Armstrong en 2009. L’étau s’étant passablement resserré sur l’athlète entretemps, le projet aura été mis sur la glace avant d’être repris quatre ans plus tard par un cinéaste exigeant à présent des explications de la part d’un homme dont les mensonges répétés auraient pu totalement discréditer son oeuvre. Le récit épique de Lance Armstrong n’aura donc pas connu la fin heureuse escomptée, le principal intéressé n’ayant pu résister à la tentation de la suite à l’hollywoodienne plutôt que de laisser son héritage - aussi faux puisse-t-il être - vieillir avec grâce, à l’abri des révélations chocs. Mais plutôt que de faire de son film un acte de vengeance en trainant son sujet dans la boue comme tant d’autres l’auront déjà fait, Gibney revient sur les circonstances entourant le plus célèbre cas de tricherie de l’histoire du sport, et surtout sur les raisons expliquant qu’Armstrong ait pu échafauder pareille supercherie à sa guise durant autant d’années.

À force d’éviter les scandales et de déjouer tous les tests antidopage, Armstrong a certainement dû commencer à croire à son propre mensonge. Gibney marque d’ailleurs un grand coup à cet égard en s’immisçant dans cette affaire comme on visiterait les coulisses d’une oeuvre de fiction – les méthodes illicites employées par l’Américain et son entourage prenant du coup la forme d’effets spéciaux ayant pour but de faire croire à un public suffisamment crédule que l’extraordinaire est encore possible. Les machinations d’Armstrong auront d’ailleurs autant servi les causes de l’athlète que celle de l’Union Cycliste Internationale, qui ne pouvait se permettre d’admettre que l’homme choisi pour redorer le blason du sport était lui-même la cause de son déclin. Le film de Gibney se déploie ainsi habilement entre l’avant et l’après, alternant et démystifiant les regards posés sur l’athlète en entrecoupant ses aveux d’extraits d’entrevues et de conférences de presse où un Armstrong ainsi convaincant que convaincu aura pu vendre impunément sa salade. L’initiative laisse certainement un goût amer, mais nous invite également à ne pas sauter trop rapidement aux conclusions, spécifiant qu’il y aura toujours eu ici deux facette à la vérité comme au mensonge.

En course automobile, il ne suffit pas toujours d’être le meilleur pilote, il faut également avoir le meilleur bolide sous la main. Le même constat s’applique au cyclisme, où la victoire ne semble désormais accessible qu’à celui pouvant compter sur les services du meilleur docteur. Celui ayant figuré aux côtés d’Armstrong était déjà bien connu pour ses pratiques plutôt louches, lui qui aura été en mesure de déjouer les différents contrôles grâce à ses connexions à l’interne et sa propension à savoir quand jouer de prudence dans ce qui aura fini par devenir un véritable jeu de chat et de souris. Gibney confronte ainsi le spectateur au dilemme auquel il a lui-même été confronté à titre de documentariste. Sans tenter d’excuser les gestes de son sujet ou d’en faire un martyr, The Armstrong Lie nous démontre plutôt à quel point il a pu être facile de croire à l’incroyable, de se laisser emporter par ce que l’on ne voyait ordinairement qu’au cinéma, les ficelles ayant été parfaitement dissimulés à la vue de tous.

Ironiquement, ce qui aura causé la perte de Lance Armstrong est l’événement même qu’Alex Gibney devait immortaliser au départ. Un retour sous les feux de la rampe que nous pouvions d’ores et déjà associer à une certaine arrogance, voire une impression d’invincibilité. Il fallait évidemment être culotté pour oser espérer reprendre le maillot jaune après quatre ans d’absence, en particulier après avoir été totalement dissocié de tous les cas de dopage ayant entaché le sport entretemps. L’histoire de The Armstrong Lie est peut-être simplement celle d’un homme qui, alors condamné à vivre dans son propre mensonge, voulait se prouver à lui-même qu’il pouvait jouer le jeu et démontrer toute sa suprématie sans contourner les règles – le cycliste affirme d’ailleurs toujours n’avoir été sous l’influence d’aucune substance en 2009. Comme si ce dernier ne voulait plus être le héros d’une simple fiction, mais également de la réalité. C’est de ce regard percutant qu’il porte sur ces infinies zones grises que The Armstrong Lie tire toute sa force de frappe, dressant à la fois le portrait d’une force de la nature et d’un tricheur invétéré, d’un être manipulateur et égocentrique et d’un bienfaiteur de l’humanité. Un documentaire choc nous invitant habilement à remettre en question notre propre jugement, mais pas nécessairement nos conclusions.
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Critique publiée le 3 décembre 2013.