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East, The (2013)
Zal Batmanglij

L'éthique de l'indignation

Par Jean-François Vandeuren
Les dernières années se seront déroulées sous le signe de l’indignation. Un peu partout sur la planète, des hommes et des femmes se seront rassemblés pour faire connaître leur mécontentement face au système et tenter d’en dévoiler les nombreuses iniquités. Une hargne dont se sera visiblement imprégné le septième art durant cette période alors que la remise en question et la lutte contre l’ordre établi se seront retrouvées au coeur d’un nombre incalculable d’oeuvres populaires et indépendantes. Le travail est néanmoins loin d’être terminé, l’amas de pratiques scandaleuses ayant pris forme dans les coulisses du pouvoir ne semblant toujours avoir été gratté qu’en surface. Mais descendre dans la rue est-il un moyen réellement efficace pour sensibiliser la population à ce genre de préoccupations? Existe-t-il simplement encore des actions qui permettraient de renverser concrètement la vapeur? Dans ce second long métrage de l’Américain Zal Batmanglij, une organisation clandestine nommée « The East » orchestrera une série d’offensives dans le but de lever le voile sur ces crimes « légaux » perpétrés tous les jours contre l’humanité sans que celle-ci n’en soit nécessairement consciente. La troupe s’attaquera pour ce faire aux dirigeants de différentes corporations qu’elle accuse d’abuser de la planète et de ses ressources - naturelles comme humaines - en leur faisant goûter à leur propre médecine. Sarah Moss (Brit Marling), une ancienne agente du FBI oeuvrant à présent pour une firme de sécurité privée, se verra confier la mission d’infiltrer le groupe et de découvrir l’identité de ses futures victimes.

À l’instar du sournois Sound of My Voice, cette deuxième collaboration au scénario entre Marling et Batmanglij traite elle aussi de l’infiltration d’une organisation évoluant loin des regards indiscrets. Et tout comme la secte dans laquelle s’immisçait le protagoniste du film de 2011, il sera vite question ici de la conversion de Sarah aux valeurs véhiculées par le groupe de militants, lesquelles finiront évidemment par avoir raison de l’impartialité de la nouvelle venue. Marling se retrouve ainsi de l’autre côté de la médaille cette fois-ci, prêtant ses traits au personnage de l’infiltrée après avoir joué les leaders spirituels deux ans auparavant. La principale intéressée s’engagera dès lors dans une longue spirale qui l’éloignera progressivement du confort de sa vie personnelle pour l’entraîner dans les frasques de la communauté de Benji (Alexander Skarsgård) - dont elle tombera inévitablement sous le charme. Les enjeux se révèlent néanmoins beaucoup moins personnels ici que dans Sound of My Voice, le cinéaste soulignant continuellement l’urgence de la situation à laquelle désirent remédier ses personnages de même que l’importance d’une conscientisation à grande échelle. Ainsi, contrairement à la jeune femme venue supposément d’un futur post-apocalyptique qui exploitait la crédulité de ses disciples, l’héritier ayant tourné le dos à la fortune familiale planifiera les actions de son groupe en réaction à des faits facilement vérifiables. Mais plutôt que de prêcher aux convertis en endossant totalement le discours tenu par les membres de cette faction, le cinéaste en viendra à s’interroger sur le sens profond comme la morale et les objectifs de ces méthodes - passives et agressives - aspirant à devenir des vecteurs de changement.

C’est certainement sur le plan dramatique, notamment en ce qui a trait à l’évolution psychologique de Sarah Moss, que le scénario de Marling et Batmanglij s’aventure dans les recoins les plus visités de ce type de prémisses. The East nous trimballe alors à travers les décors les plus communs, nous amenant à la rencontre de personnages que nous nous attendons à retrouver dans pareil récit, afin de renforcer cette vive opposition entre deux univers on ne peut plus distincts sur laquelle repose autant les intentions des deux scénaristes que celles de leurs sujets. Le duo nous propose ainsi une initiative de revendication tout ce qu’il y a de plus classique, mais dont il parvient à élever le jeu d’un cran en posant les bonnes questions et en plaçant le public dans le même esprit de doute que son protagoniste. À défaut d’être plus novatrice, la démarche de Batmanglij a assurément gagné en vigueur et en maturité, lui qui aura pu d’autant plus s’entourer cette fois-ci d’une distribution des plus respectables, confiant notamment ses rôles de fortes figures féminines à Ellen Page, Patricia Clarkson et Julia Ormond. Le travail du cinéaste se révèle également beaucoup plus réfléchi sur le plan de la forme, livrant son lot d’images aussi marquantes qu’évocatrices illustrant habilement les idées d’affront et de coopération comme les sentiments de désillusion et de frustration dont relève l’essence de son film. Batmanglij fait finalement part d’une compréhension elle aussi plus aiguisée des rouages narratifs classiques, manipulant et entremêlant effets de tension et notions de morale afin de faire osciller le spectateur entre des sentiments contradictoires propres à tous conflits entre le coeur et l’esprit.

L’un des éléments les plus déterminants de ce dilemme sera évidemment l’emploi de méthodes obéissant au bon vieux « oeil pour oeil, dent pour dent ». La question sera alors de savoir s’il est réellement nécessaire de combattre le feu par le feu, s’il faut obligatoirement s’abaisser au niveau de l’ennemi pour arriver à le vaincre. Batmanglij s’interrogera alors à savoir pourquoi le sort d’une poignée d’individus appartenant à « l’élite » importe-t-il plus que celui de milliers d’individus issus de classes moins prestigieuses subissant continuellement les conséquences de leurs actes. La réponse se trouve dans une couverture médiatique reflétant parfaitement cette hiérarchie sociale. C’est d’ailleurs en ne considérant pas l’identité des réels alliés et adversaires des grands médias que la faction commettra sa plus grave erreur. Le constat se révélera d’autant plus accablant lorsque les deux scénaristes souligneront que la firme pour laquelle oeuvre Sarah n’aurait réellement tenté de mettre un frein aux activités de The East si celle-ci s’en était prise à l’un de ses clients, se servant plutôt de leurs frasques pour tenter d’en recruter de nouveaux. The East poursuit donc sur la lancée d’un réalisateur dont l’approche demeure basée sur la manipulation, le doute, l’exploitation de la crédulité et les conséquences relatives à l’action comme à l’inaction, soulignant néanmoins en bout de ligne que nous avons, effectivement, toutes les raisons de nous indigner. Marling et Batmanglij continuent ainsi de brouiller les pistes quant aux notions d’espion et d’espionné, de victime et d’agresseur, de héros et d’antagoniste, dans une intrigue misant une fois de plus sur la force des idées et de leur démonstration plutôt que sur la simple originalité de la trame les englobant.
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Critique publiée le 18 juin 2013.