WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rétrospective 2016 : Les meilleurs films de l'année (20-11)

Par Panorama - cinéma



TOWER
Keith Maitland  |  États-Unis  |  2016

Projeté dans les derniers moments du festival Fantasia, cinquante ans jour pour jour après l’événement meurtrier qu’il s’efforce de relater, Tower constitue non seulement l’un des meilleurs documentaires de 2016, mais l’un des meilleurs documentaires jamais produits. Superposition savante d’images réelles, tirées des annales télévisuelles, et de somptueuses séquences animées, illustrations précises des souvenirs livrés par différents témoins, il s’agit à la fois d’un chef-d’œuvre de minutie archivistique et d’immersion cinématographique. L'animation est particulièrement utile à cet égard, puisqu’il permet non seulement de suppléer une connaissance sensible de l’événement aux images médiatiques d’époque, mais de nous faire vivre la tuerie en temps réel. Se déroulant presque exclusivement in media res, le film exploite parfaitement l’expressivité des visages animés, le talent des doubleurs (engagés pour rajeunir les voix) et l’insondable potentiel expressif du médium pour transcender la simple factualité de la tragédie et accéder à l’intériorité des intervenants. Nous parvenons ainsi à ressentir toute la fébrilité du moment, la chaleur insoutenable du bitume sur la plaza, chauffée par l’écrasant soleil de midi, mais surtout les passions secrètes des survivants, toutes ses camaraderies professionnelles et ses amours déférentes qu’auront englouties les balles de Charles Whitman. Nous devenons alors les victimes interchangeables d’un boucher ordinaire, un misanthrope protégé par un amendement archaïque dont le crime, aussi individuel puisse-t-il sembler, constitue en fait ce que Walter Cronkite en dit à la tombée du rideau : un crime de société.  

Texte : Olivier Thibodeau




A DECENT WOMAN
Lukas Valenta Rinner |  Argentine  |  2016

C’est un sympathique brûlot anti-bourgeois que nous propose le réalisateur austro-argentin Lukas Valenta Rinner. Une femme de ménage taciturne est engagée pour polir le plancher, laver les murs et frotter les carreaux d’une immense maison pourtant déjà javellisée, reposant dans une placide banlieue grillagée. Les images sont fixes, les plans sont larges, les couleurs sont fades. Rien ne bouge dans cette demeure. Même les transports sont paralysés. Attirée par ses voisins, dont elle découvre, à travers la haie plantureuse, les pratiques peu catholiques — une bande de nudistes érotomanes désirant communier avec la nature —, notre ménagère passera par-dessus ses inhibitions et les fils barbelés afin de gagner le groupe et y trouver un peu de chaleur. C’est alors une enfilade de « tableaux » de corps nus, flétris ou charnus, décharnés ou bouffis, émaciés ou dodus, obèses ou osseux, potelés ou squelettiques, filiformes ou disgracieux qui, reposant dans la verdure ou flottant dans l’eau, font l’éloge de la sensualité et de la différence. Ce qui fascine dans ce film — et que ses premières images (les entrevues pour trouver la bonne bonne) nous annonçaient —, c’est le nombre de raccords (sur le regard ou le mouvement), lesquels peuvent se compter sur le bout des doigts. Son montage nous dit l’absence de communication entre les êtres. Notre ménagère transportera sa carcasse convexe d’un monde à l’autre, prendra peu à peu de l’assurance, empoignera même les armes, et suivra son groupe de commandos à poil dans une finale aussi caricaturale que salutaire.

Texte : Jean-Marc Limoges




LE GARÇON ET LE MONDE
Alê Abreu  |  Brésil  |  2014

Premier film d’animation brésilien nommé aux Oscars et primé deux fois au prestigieux Festival international du film d’animation d’Annecy, Le garçon et le monde, réalisé par Alê Abreu, rend hommage avec véhémence au dessin enfantin — dont les traits bigarrés et les formes artistiques sont si spécifiques — avec une simplicité et une promptitude étonnantes. Au travers d’une mise en scène reflétant la spontanéité, la fraîcheur et l’insouciance, on se laisse embarquer par les pérégrinations de ce petit bonhomme qui, suite au départ inopiné de son père, entame un voyage à sa recherche, quittant sa campagne pour s’aventurer dans les circonvolutions de la ville à la quête de cet amour perdu. L’imaginaire fertile et coloré de ce dessin animé d’une grande habileté s’étend jusqu’à la trame sonore ; le chant d’une flûte accompagnée d’un chœur et de percussions aux résonances positives qui nous accompagnent tout au long de son parcours comme un compagnon indéfectible, rappelant la beauté magique de la terre et de ses habitants. Sous les yeux ébahis de ce garçon, cette épopée initiatique pose un regard critique et juste des effets néfastes de l’industrialisation sur l’homme et son environnement, propulsant la rentabilité et l’exploitation au rang de l’individualisme et de la surproduction. L’étouffement et le désespoir symptomatique d’une ville victime de ses progrès, accentués par la course au travail et à l’argent, dressent un portrait sclérosé, voire déshumanisant de la société à l’encontre de l’esprit enchanteur, virevoltant et positif de l’innocence de l’enfance. À la fois spirituel et profondément réel, ce film aux lectures adaptées à tous les âges éblouit les yeux, ravit les oreilles et élève l’esprit avec une somptuosité indéniable. 

Texte : Claire-Amélie Martinant




MANCHESTER BY THE SEA
Kenneth Lonergan  |  États-Unis  |  2016

Comme son nom l’indique, Manchester by the Sea n’est pas que la simple histoire du Lee Chandler de Casey Affleck, mais une foisonnante étude de milieu. Certes, le comédien demeure toujours à l’avant-plan, livrant l’une des performances-clés de l’année cinématographique 2016, mais il n’est pas l’unique attraction ici, partageant la vedette avec les somptueux paysages côtiers de la ville titulaire, filmés avec amour parmi les brumes fantomatiques et les langoureuses sonates si chères au réalisateur. Encensé par les donneurs de prix, qui contribuent sans cesse avec leurs galas chromés au culte de la personnalité hollywoodien, le travail d’Affleck constitue en fait l’arbre qui cache la forêt, une forêt somptueuse de pins embaumés dont l’odeur enivrante atteint nos narines même par-delà l’écran. En effet, le génie du présent film réside surtout dans l’impeccable scénario de Lonergan, qui en plus d’y étoffer ses personnages jusqu’à la vraisemblance totale, nous propose une analyse sociologique d’une grande finesse. Le mal-être de Lee, sa réputation funeste, son désaveu et sa rédemption, bref son être tout entier demeure ainsi profondément attaché au hameau massachusettais de son enfance, parmi les cléments policiers, les pêcheurs fêtards, les charmants adolescents et les ex-femmes mélancoliques, dans cet inspirant microcosme villageois qui de tout temps saura nous réconcilier avec la générosité de l’âme étasunienne. Un film splendide à l’image de ses splendides personnages. 

Texte : Olivier Thibodeau




YAMATO (CALIFORNIA)
Daisuke Miyazaki  |  Japon  |  2016

Avec son deuxième long métrage, le réalisateur Daisuke Miyazaki aborde avec une sincérité lucide la question complexe des rapports qu’entretient le Japon avec les États-Unis – tant sur le plan culturel que politique. Petite ville en banlieue de Tokyo, Yamato demeure un territoire « occupé » : la présence d’une immense base militaire américaine le rappelle quotidiennement à ses habitants. Sakura fait partie de ceux-ci et exemplifie l’incertitude identitaire d’un pays déchiré entre son désir de résister et sa fascination pour la culture de l’envahisseur. Yamato (California) navigue habilement entre ces contradictions, tour à tour porté par l’énergie et la mélancolie de cette jeune protagoniste qui se définit presque entièrement par sa pratique du hip-hop. La musique devient pour Sakura une manière de résister au conformisme ambiant mais aussi de s’affirmer en tant qu’individu — mais le réalisateur, pour sa part, n’oublie jamais que cette quête personnelle se fait l’écho d’enjeux collectifs. Tout en s’inscrivant dans la tradition d’un cinéma indépendant faisant l’éloge de la marginalité, Yamato (California) ramène la question du politique au cœur de ses préoccupations — réaffirmant son importance grâce à cette image, simple et puissante, d’une part de notre propre territoire qui ne nous appartient plus.

Texte : Alexandre Fontaine Rousseau




MOUNTAINS MAY DEPART
Jia Zhang-ke  |  Chine  |  2015

Jia Zhang-ke introduit ce touchant portrait de la Chine contemporaine par le biais d’une musique qui en ce lieu paraît irréelle : l’obsédant Go West des Pet Shop Boys, chanson thème d’une charmante protagoniste qui, en s’y abandonnant, célèbre malgré elle le rêve d’acculturation qui sclérose aujourd’hui sa patrie millénaire. Faîte d’un triangle amoureux parfaitement asymétrique, Shen Tao sera bientôt courtisée par deux hommes aux pedigrees polarisés : un pauvre mineur nommé Liangzi, incarnation d’un idéal prolétaire passéiste, et un riche arriviste nommé Zhang Jinsheng, symbole d’un capitalisme sauvage maintenant érigé en aspiration universelle. Déchirée entre ces deux prétendants, la jeune femme emblématise ainsi la nature schizoïde de l’âme chinoise actuelle, écartelée entre le traditionalisme exacerbé de la génération précédente et l’hédonisme nihiliste hérité du néolibéralisme. Optant finalement pour l’ennuyeux millionnaire, au grand dam de tous les romantiques, qui n’y verront certainement que le penchant mesquin du noble Liangzi, Shen Tao obtiendra de lui la graine d’un avenir complètement déraciné : un garçon nommé Daole (Dollar), futur anglophone australien, oublieux de sa mère patrie et de sa langue paternelle. Poignante saga familiale narrée sur plus de 25 ans, Mountains May Depart se dédouble ainsi en un pertinent drame de société, filmé sans effort par un éloquent cinéaste, dont l’extrême sensibilité et l’humanisme exacerbé transcendent ici toutes les frontières, lui permettant de livrer un avertissement universel contre le potentiel uniformisant du capitalisme.

Texte : Olivier Thibodeau




CERTAIN WOMEN
Kelly Reichardt  |  États-Unis  |  2016

Une avocate (Laura Dern) tente d’aider un client entêté refusant d’accepter que sa cause est perdue ; une femme (Michelle Williams) tente de convaincre un vieil homme de lui vendre du grès dont elle a besoin pour construire sa maison, mais il ne semble vouloir s’adresser qu’à son mari ; une jeune femme (Lily Gladstone) vivant seule sur un ranch tente d’approcher une autre avocate (Kristen Stewart) qui vient deux fois par semaine donner un cours de soir aux adultes, dans ce coin reculé situé à quatre heures de route de là où elle habite. Trois portraits quotidiens de certaines femmes (ou de femmes certaines), d’êtres seul(e)s qui cherchent désespérément à établir un lien avec l’autre : Meek’s Cutoff (2010) nous avait déjà révélé que Kelly Reichardt possède une maîtrise peu commune du temps et de l’espace, qu’elle est l’une des dernières héritières du western, avec ces hommes, ces femmes surtout, errant à travers les grands paysages de l’Ouest, ce que Certain Women vient confirmer, et tout particulièrement dans son troisième segment, un grand chef-d’œuvre derrière sa forme modeste. La triste ironie de la distribution en salle faisant en sorte que ces quatre femmes, ne parvenant pas à se faire voir, n’auront pas été vues à Montréal cette année, il convient de les célébrer d’autant plus fort, dans l’espoir qu’elles puissent parvenir jusqu’aux yeux du plus grand nombre en 2017.

Texte : Sylvain Lavallée




L'ÉTREINTE DU SERPENT
Ciro Guerra  |  Colombie  |  2015

Quête historique et philosophique doublée d’une odyssée mystique au cœur de l’Amazonie du début du XXe siècle, le double récit qu’offre l’Étreinte du serpent se déroule sur une période de quarante ans, du point de vue d’un shaman nommé Karamakate. Potentiel dernier survivant d’une tribu indigène, l’indien solitaire — plus ou moins misanthrope — fait la rencontre mémorable de deux explorateurs occidentaux, tous deux à la recherche d’une plante mythologique légendaire poussant sur un arbre à caoutchouc ; végétal aussi fascinant que pernicieux qui aurait le pouvoir de guérison, et plus insolite, celui d’apprendre aux hommes à rêver. Naviguant librement entre 1909 et 1940, le récit verra Karamakate recouvrir progressivement sa capacité à rêver et le retour de souvenirs et d’émotions depuis longtemps disparus. Proche du documentaire ethnologique, abordant la question de la destruction des cultures ancestrales et des peuples autochtones d’Amazonie sur fond de colonisation, et ayant été inspiré des journaux de l’ethnologue Theodor Koch-Grünberg, du naturaliste Carl Friedrich Philipp von Martius et de l’ethnobotaniste Richard Evans Schultes, le film n’est pas sans rappeler des fictions d’aventures aux envolées métaphysiques telles qu'Aguirre, la colère de Dieu, ou encore Apocalypse Now, par son pittoresque, sa quête d’absolu, ses voyages en pirogue, et sa médecine « tripative » brutale et fondamentalement bouleversante. Dans cette jungle offensive où individus et créatures vivent entre rupture et dualité, le domaine du savoir divise et déchire : « est-il possible que la connaissance ait un dialogue ? »

Texte : Anne Marie Piette




ANOMALISA
Charlie Kaufman  |  États-Unis  |  2015

Fidèle à son goût pour les labyrinthes de la psyché, Charlie Kaufman a trouvé dans cette fable animée le récit type de l’aliénation nord-américaine, nous enfermant dans l’esprit, le regard (et l’oreille !) d’un conférencier à succès, blanc et aisé, quinquagénaire hautain, totalement déprimé de surcroît par ce monde homogène qui l’enserre. La magie d’Anomalisa est avant toute chose celle de sa forme, artisanale et travaillée, qui permet à son auteur en cette ère du tout numérique de retrouver une forme de matérialité dans l’image (dans ses décors, ses costumes, ses visages de robot articulés) qui semble essentielle à l’art onirique et modulaire de Kaufman. Il en résulte un film intime, consacré à un personnage à la fois détestable et profondément humain. Arrivé à la fin de son ennui pour contempler le précipice de sa mort sentimentale, ce dernier trouve enfin un peu de lumière dans la rencontre de Lisa, anomalie attachante d’une histoire d’amour impressionniste qui parvient à prendre toute son ampleur grâce aux moyens du cinéma d’animation. 

Texte : Mathieu Li-Goyette




APRÈS LA TEMPÊTE
Hirokazu Kore-eda  |  Japon  |  2016

Bien qu’il soit difficile de faire suite à l’immense Tel père, tel fils (2013), Kore-eda nous dévoile cette année qu’il n’a pas dit son dernier mot sur la famille dysfonctionnelle. Notre petite sœur (2015), qu’on se doit de mentionner de pair avec ce plus récent film, traitait du lien entre quatre sœurs, mais surtout d’une façon d’être entre femmes, à travers les générations et les déceptions causées par les hommes. Si on y découvrait le cinéaste sur un mode plus léger qu’à l’accoutumée, c’est parce que cette adaptation de manga donnait le ton d’Après la Tempête. La déception que cause un homme envers sa famille est au centre de sa plus récente tragi-comédie : Ryota (le grand Hiroshi Abe), homme divorcé, doublé d’un écrivain manqué devenu détective privé de pacotille, désire plus que tout renouer avec son fils. Il peine cependant à subvenir à ses besoins, encore moins à payer la pension qu’il doit à son ancienne épouse. Réunie le soir d’un typhon, la famille éclatée aura l’occasion de remettre les pendules à l’heure. Surtout, Ryota (cadré tout au long accroupi, recroquevillé dans des espaces restreints) y trouvera l’occasion de se redresser, d’accepter sa part de responsabilité dans l’échec de son mariage. Au-delà de la primauté du lien familial, ce geste en dit finalement très long sur le cinéma de Kore-eda : une œuvre qui s’articule de plus en plus autour de la notion de responsabilité — celle de l’individu envers ses êtres chers, celle du vivre ensemble, tout comme celle d’affronter la tempête, quelle qu’elle soit, la tête haute.

Texte : Ariel Esteban Cayer
 
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Article publié le 16 janvier 2017.
 

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