WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Rétrospective 2011 : L'émergence du cinéma hypnagogique

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Le critique du Wire David Keenan inventait en 2009 le terme « hypnagogic pop » pour définir un courant musical émergent se définissant par son esthétique usée, éminemment nostalgique, ancrée dans le souvenir diffus d'une certaine époque. Cette dernière nuance est importante. Avec la pop hypnagogique, il ne s'agissait plus de reproduire le passé, mais bien d'en évoquer ce qu'il évoque. Par l'emploi d'effets distanciants, de nombreux groupes de l'underground américain post-noise tels qu'Emeralds ou Pocahaunted, Ducktails ou Infinity Window en étaient venu à produire une musique imprégnée de l'impression du passé : « une mémoire d'une mémoire », pour reprendre l'expression de Keenan.

L'année 2011, à bien des égards, fut celle du cinéma hypnagogique. On en retrouve les signes avant-coureurs un peu partout au cours des années précédentes, par exemple dans le cinéma de Steven Soderbergh (qui, avec The Informant! ou encore The Good German, intellectualisait très ouvertement son propre rapport à l'histoire du septième art) ou de Quentin Tarantino (qui, pour sa part, assume totalement l'hédonisme d'une telle démarche). Mais cette année, il semble que l'idée soit réellement devenue un courant dominant - ou du moins, qu'elle se soit manifestée de manière assez éclectique pour mériter que l'on étudie la question plus en profondeur. De Super 8 à Drive, de Tinker Tailor Soldier Spy à Hobo with a Shotgun, les cinéastes épris du passé ont tous, chacun à leur manière, témoigné d'un profond doute à l'égard du présent.

Une crise du divertissement

Au risque de paraître bourru, blasé et un brin biaisé, un bien bête constat s'impose : celui que le cinéma populaire, aux yeux de plusieurs, n'est plus ce qu'il était. Numérisé au point de n'être plus ancré dans aucune sensation de réel, le divertissement de foire hollywoodien s'est aliéné une part importante du public et des créateurs qui, de plus en plus, semblent vouloir se réfugier dans leur nostalgie des films commerciaux d'une autre époque. Celle des balbutiements du blockbuster (Super 8 et son hommage vibrant au Spielberg des grandes années), mais aussi celle de l'âge d'or de la VHS, terreau fertile de la série B des années 80, qui a inspiré l'explosif Hobo with a Shotgun du cinéaste canadien Jason Eisener - de même que le très bon The Innkeepers de Ti West et le délirant The FP des frères Jason et Brandon Trost (deux films présentés lors de la dernière édition de Fantasia).

Ces films ont en commun une vision idéalisée des genres dont ils évoquent le souvenir. Hobo with a Shotgun est d'ailleurs fort probablement le premier film du crasseux créneau de l'auto-justice sanguinaire dont le contenu soit à la hauteur des promesses faites par une affiche aguichante à souhait. Un peu comme c'était le cas avec Amer (2009) d'Hélène Cattet et Bruno Forzani, qui accentuait l'onirisme et le formalisme déjà présents dans le giallo, Eisener signe un film littéralement tapissé mur à mur du type de séquences outrancières qui étaient autrefois disséminées avec plus de parcimonie dans les films dont il s'inspire. Cette logique maximaliste ancre le film dans la logique ludique extrême d'un Tarantino qui, avec ses Kill Bill, a déterminé les règles de bases d'un certain cinéma de la surenchère référentielle qui semble aujourd'hui vouloir faire école. Mais l'outrance d'Eisener n'est pas exactement gratuite. L'hyper-violence et la vulgarité sauvage de son film témoignent d'un dégoût épuisé pour la société qu'il décrie de manière criarde, son clochard vengeur n'étant qu'un pauvre romantique révolté par la laideur du monde moderne.

Ti West, jeune auteur plus que prometteur issu du monde de l'horreur à petit budget, a lui aussi su se démarquer du lot avec le trop peu vu The Innkeepers. Poursuivant sur la lancée de l'excellent The House of the Devil de 2009, le cinéaste américain y jouait une fois de plus la carte de « l'horreur à l'ancienne », lente et atmosphérique, dans un film non dépourvu d'humour qui faisait preuve d'une naïveté particulière, propre au cinéma populaire des années 80. Le film jongle ainsi avec deux registres opposés, s'amusant à être à la fois chaleureusement nostalgique et perversement apeurant. The House of the Devil, toutefois, s'assume plus ouvertement en tant que pur cinéma hypnagogique : la trame sonore, le générique et la mise en scène y renvoient directement au souvenir d'une autre époque, dépeinte par l'entremise d'une recherche esthétique anachronique, empreinte d'affection.

THE INNKEEPERS de Ti West (2011)

Super 8, en ce sens, est un film particulièrement étrange : il s'agit d'une super-production estivale qui cherche, d'une certaine manière, à nier son appartenance à sa propre époque. J.J. Abrams, préparant peut-être le terrain pour « le grand retour » de Spielberg en fin d'année, y proposait un « film d'époque » se déroulant à l'époque des films qu'il pastichait. Ici, c'est donc le septième art lui-même qui impose à une histoire particulière son contexte : Super 8 ne pouvait se dérouler qu'à l'époque de Close Encounters of the Third Kind, puisqu'il est le fruit de l'imaginaire collectif de cette période précise. Mais, au-delà de ses clins d'oeil et de ses référents culturels, Super 8 semblait rétro par sa manière même de raconter, par le type de sensibilité qu'il déployait. La technologie numérique contemporaine y était, finalement, au service d'un récit à l'ancienne.

Paradoxalement, Spielberg lui-même n'aura pas su faire revivre le souvenir de ses jours de gloire - calquant sans invention ses propres Indiana Jones avec le fade The Adventures of Tintin, prouesse technique dépourvue de toute sensibilité artistique. Certes, Spielberg capitalisait, tout comme avait pu le faire Abrams, sur l'affection du public pour le souvenir d'une oeuvre donnée. Toutefois, les clins d'oeil de Spielberg à l'univers d'Hergé relevaient essentiellement de l'ornementation, comme si le simple fait d'étaler au passage quelques conserves du Crabe aux pinces d'or suffisaient pour évoquer l'esprit de la bande dessinée citée. À tous les égards, son film souffrait en fait des mêmes défauts qui définissent l'actuelle crise du divertissement : l'utilisation limitée, grossièrement simplifiée, des possibilités narratives de l'image cinématographique, le culte aveugle voué à la cadence effrénée, la totale subordination du récit à des « péripéties » dont le défilement débridé n'arrive qu'à produire de la vacuité.

La résistance par le rythme

En ce sens, Drive est peut-être le plus beau pied-de-nez que le cinéma populaire contemporain se soit adressé en 2011. Oeuvre lente, rappelant sans l'imiter la « méthode » du cinéma d'un autre temps, la consécration américaine du cinéaste danois Nicolas Windig Refn renvoyait à la marginalité des grands classiques du « film de char » des années 70 tels que Two-Lane Blacktop et Vanishing Point. De ces odes existentialistes à l'errance et à la solitude, Drive ne reprend cependant que quelques motifs, une impression d'ensemble, un sens particulier du rythme. L'atmosphère, elle, témoigne d'une forme particulièrement intéressante de « nostalgie composite » :  le souvenir des années 80 y est évoqué au même titre que celui des années 70. Ne renvoyant à rien de manière précise, Drive développe à l'aide d'emprunts au passé une expérience cinématographique atemporelle, qui n'est ni de son temps ni d'un autre. Le sentiment d'étrangeté y est donc total. Le film, à l'image de son héros, existe en marge du réel, en marge d'époques diverses qu'il n'évoque que pour produire un rapport mélancolique à l'image. Voilà l'essence même de Drive : de n'être pas tant nostalgique que mélancolique, d'utiliser les « codes » de la nostalgie pour évoquer une émotion plus profonde, un sentiment d'aliénation qui naît d'une certaine déconnexion formelle au présent.

DRIVE de Nicolas Winding Refn

Autre film « rétro » marquant de 2011, Tinker Tailor Soldier Spy du Suédois Tomas Alfredson ramène le spectateur aux beaux jours du film d'espionnage, à cette minutie, cette élégance et cette précision qui se situent en porte-à-faux du cinéma populaire actuel et de ses intrigues linéaires servant uniquement au déploiement de l'action. Ici, la narration s'avère volontairement alambiquée tandis que la mise en scène se révèle rigoureusement attentive au moindre détail et au moindre geste posé. Le spectateur, dans cette machination, est à la merci d'un récit qui dissémine ses indices au compte-goutte, sans jamais lui donner accès à un véritable portrait d'ensemble. Mais il est à l'affût de tout, en tout temps, à tout instant. Habilement, Alfredson trouve donc le moyen de « reproduire » le charme du film d'espionnage d'antan tout en accordant les enjeux de ce genre passé à ceux d'un présent dont il ne se détache qu'en surface - reflétant avec intelligence les préoccupations d'une époque où les visions d'ensemble s'effacent dans le flot continu de l'anecdotique.

Plus classique, cette stratégie de faire du film d'époque une réflexion sur le contemporain s'inscrit néanmoins dans une tendance globale de réappropriation et de reconfiguration du passé. Des films tels que Tinker Tailor Soldier Spy ou Drive ne peuvent être réduits au simple concept de « l'hommage » : ils pensent leur relation au passé en fonction même du fait qu'elle est, justement, relation au passé, nostalgie, souvenir, reflet infidèle créateur de sens nouveau. Ainsi, en prenant conscience de sa propre histoire, de son ancrage immuable à même le passage du temps, un certain cinéma actuel accepte de se voir en tant que produit de cette histoire - et fait de cette relation au passé une matière esthétique riche en possibles. Les enjeux soulevés par cette tendance sont nombreux, preuve de sa complexité, tandis que les méthodes employées varient d'un film à l'autre. Voilà qui nous empêche de déterminer une ligne directrice claire, d'affirmer que le cinéma hypnagogique peut être défini et fixé de telle ou telle manière. Or les courants sont, de toute façon, des inventions de la critique, des constructions intellectuelles que l'on impose au réel faute d'en accepter la nature insaisissable.

Les limites de la nostalgie

Ce qui importe, au fond, c'est cette émotion commune, l'esprit du temps que trahissent ces films : cette incapacité d'adhérer à leur propre époque que partage un contingent grandissant de créateurs (et de spectateurs), individus qui ont fait du passé l'ultime refuge à un monde dont ils cherchent par le biais de cette posture esthétique à se distancier. Comme le rappelait Woody Allen dans le mineur, mais sympathique, Midnight in Paris, notre passé fut le présent d'un autre et, au bout du compte, la nostalgie s'avère un sentiment relatif auquel il est impossible de s'accrocher entièrement. La question aura cependant été au coeur des préoccupations cinématographiques de 2011, rassemblant autour d'une problématique commune des films en apparence disparates, de registre et de ton différents. Il y a là matière à réflexion.
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 6 janvier 2012.
 

Rétrospectives


>> retour à l'index